Beaucoup ont encore en mémoire le rassemblement de motos qu'il y avait le vendredi soir sur la place de la Bastille à Paris. C'était gigantesque. La "prise de la Bastille " par la gente motarde a commencé dans les années 60 au sud de la colonne sur le terre-plein côté arsenal (canal) faisant l'angle du boulevard Bourdon et de la place, et l'angle de la place et du boulevard de la Bastille. Attention, il est certain que depuis qu'il y a la Bastille et des motos, des motards se sont retrouvés sur la place, mais là nous parlons du " phénomène Bastille ". Dans les années 70 et 80, il y aura des motos rassemblées sur une bonne partie de la " Bastoche ", quelquefois béquillées sur une dizaine d'épaisseurs côté sud au point que les voitures ne pouvaient plus circuler que sur une ou deux voies ! Peut-être que le nombre de motos a été compté, style 1 000 selon la police, 4 000 selon les organisateurs, voire plus ? Qui sait ? Mais au fond aucune importance, surtout que ce rassemblement n'a jamais été organisé par quiconque. Personne ne peut revendiquer la " Bastoche " puisqu'elle s'est faite toute seule. C'est d'ailleurs ce qui en a fait la valeur et le succès. Et pour être franc, l'origine du phénomène puisque spontané n'est pas vérifiable au sens journalistique du mot. Mais l'explication sur sa naissance qui suit est naturelle, logique et vécue.
Tout a commencé au milieu des années 60 avec quelques dizaines de motards qui se retrouvaient chaque vendredi soir vers 20 heures sur ce terre-plein sud. C'était donc avant les années folles de la moto. Ces motards étaient membres d'un club, le Moto Club des Cheminots Sportifs de Paris (M.C.C.S.P.). Le siège du club, faisant office de salle de réunion, était rue Traversière à quelques centaines de mètres de la Bastille. Le dit local était dans un immeuble appartenant à la S.N.C.F., la Société Nationale des Chemins de Fer Français. J'ai eu l'honneur de faire partie de ce club, vice champion de France des concentrations (69 ou 70) à partir de juillet 1969. À noter que, dès cette époque, il n'y avait pratiquement plus de vrais cheminots dans ce club qui accueillait tout motard sans distinction (merci d'ailleurs à la SEUNEUCEUFEU).
Pourquoi les gars du M.C.C.S.P. se retrouvaient-ils d'abord à la Bastille au lieu d'aller directement au local du club ? C'est simple. En arrivant tous ensemble au club, en troupeau, aux alentours de 21 heures, on faisait du bruit une seule fois. C'était plus correct pour les habitants de la rue Traversière. Alors que si chacun de nous était arrivé séparément, la nuisance sonore aurait été plus importante, car certains roulaient en mégaphones ou approchant ! Mes tromblons sur ma BSA Thunderbolt, monstrueux… Et les Laverda, hein, quand t'ouvrais, le bruit, hein, même avec les pots d'origine, hein, c'était pas du gazouillis de serin slovaque ! Voilà donc le pourquoi du pourquoi. D'abord la Bastille et ensuite le club pour ne déranger les voisins du club qu'une seule fois.
Revenons sur le phénomène " Bastille ". À la fin des années 60, il y a, on le sait, de plus en plus de motos grâce aux marques japonaises. Comme la moto sort de ses années creuses, et même si quelques clubs ont survécu, les nouveaux motards Franciliens n'ont pas de " structure d'accueil " comme l'on dirait aujourd'hui. Ils sont alors nombreux à se balader seuls ou à deux ou trois potes au hasard dans la ville lumière. Comme la Bastille est l'un des carrefours les plus fréquentés de la capitale, les motards " isolés " remarquent que le vendredi à partir de 20 heures, il y a toujours une bonne vingtaine de motards (les " Cheminots ") et leurs bécanes sur le terre-plein de l'arsenal. Et c'est parti. On s'arrête, on discute et ainsi de suite. Les gars du M.C.C.S.P. partent vers 21 heures, les autres motards restent discuter, d'autres arrivent en les voyant, etc. Et ils seront de plus en plus nombreux. L'effet boule-de-neige ! Dans la bande du M.C.C.S.P., Dédé Hugon (Guzzi V7 puis V7 S - pas une Sport mais bien une S - puis 4 pots) dit qu'en 67, il y avait déjà un peu de monde en plus des Cheminots. À partir de la mi-69, je peux assurer qu'il y avait régulièrement au minimum deux cents motos le vendredi soir sur la place quand nous partions au club (l'hiver, il y avait moins de monde !). Et, à partir du printemps 1970, en ce haut lieu de l'histoire de France (c'est en effet là que le 14 juillet 1789 Jacques Boulon rencontra Berthe Écrou**), la croissance du nombre d'individus casqués conduisant de grosses motos devint exponentielle (mon mari)*. Voilà donc l'histoire de la Bastille, partie simplement d'un nid de motards qui, comme un aimant, en ont attiré d'autres, qui eux-mêmes en ont attiré d'autres…
Jusqu'au jour où la Mairie de Paris a installé des barrières et des plots en ciment pour faire de cette esplanade un parking de voitures. Qui dit voiture dit automobiliste, donc vache à lait puisque le parking bien sûr était payant. Et (accessoirement ?) comme lorsque les motards arrivaient, il y avait de plus en plus de voitures déjà garées sur l'esplanade, le côté " marée de motos " était cassé, c'était moins bien, l'ambiance n'était plus la même. Le phénomène Bastille a alors peu à peu disparu. Mais peut-être aussi était-ce l'esprit motard qui changeait… " Ô jeunesse, ô passé, Que ne suis-je ici que pour vous regretter… Ben non, y-a rien à regretter. Le temps passe, les temps changent, les poils blanchissent, on se tasse, et autres lieux communs, c'est comme ça. Point/barre. La Bastille reste toutefois un souvenir merveilleux pour trois petites générations de motards. En conclusion, une seule chose à dire : même sans le faire exprès, les " Cheminots ", c'étaient les plus beaux. Apharedeclépet14delpe*** à tous les clubs de moto, passés, présents et à venir.
*À l'ardoise, plat du jour : humour potache. ** Je triche puisqu'un boulon est par définition un " ensemble constitué par une vis et par un écrou ". J'aurai donc dû écrire -Jacques Vis rencontra Berthe Écrou et ils firent un petit boulon". C'est aussi amusant mais ça sonne moins bien. *** Appel de phare et clé de 14 dans le désordre.
P.S. 1 : Le M.C.C.S.P. s'est moto-dissout au milieu des années 70.
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